jeudi 31 décembre 2009
Prochaine Expédition :
Ça commence ce soir !
Oui, la prochaine expédition débute à minuit et nous emmènera autour du système solaire en un an jour pour jour. 940 millions de kilomètres sont prévus, dont évidemment quelques allers-retours au marchand de vin. Comme toute la planète est conviée de force, il ne nous reste plus qu'à vous souhaiter un bon voyage !
mercredi 30 décembre 2009
mardi 29 décembre 2009
lundi 28 décembre 2009
dimanche 27 décembre 2009
Ivan Illitch
Énergie et équité
Chapitre 4
Ivan Illitch est mort en 2002, le 2 décembre. Je vous propose de reprendre le lien offert gracieusement par World Car Free et de vous offrir chaque dimanche matin un chapitre de son livre phare. English and Deutsche versions will follow.
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Par Ivan Illitch
CHAPITRE IV
Le prix du temps
La vitesse incontrôlée est coûteuse et de moins en moins de gens peuvent se l’offrir. Tout surcroît de vitesse d’un véhicule augmente son coût de propulsion, le prix des voies de circulation nécessaires et, ce qui est plus grave, la largeur de l’espace que son mouvement dévore. Dès qu’un certain seuil de consommation d’énergie est dépassé par les voyageurs les plus rapides, il se crée à l’échelle du monde entier une structure de classe de capitalistes de la vitesse. La valeur d’échange du temps reprend la première place, comme le montre le langage : on parle du temps dépensé, économisé, investi, gaspillé, mis à profit. À chacun la société colle une étiquette de prix qui indique sa valeur horaire : plus on va vite, plus l’écart des prix se creuse. Entre l’égalité des chances et la vitesse, il y a corrélation inverse.
Une vitesse élevée capitalise le temps de quelques-uns à d’énormes taux, mais paradoxalement cela coûte un énorme prix à ceux dont le temps est jugé beaucoup moins précieux. A Bombay il n’y a pas beaucoup de possesseurs de voitures : à ces derniers, il suffit d’une matinée pour se rendre à Poona. L’économie moderne les oblige à faire ce trajet une fois par semaine. Deux générations plus tôt, le voyage aurait pris une semaine, on l’aurait fait une fois par an. Mais ces rares automobiles qui stimulent en apparence les échanges économiques, en fait dérangent la circulation normale des bicyclettes et des pousse-pousse qui traversent par milliers le centre de Bombay. Ici l’automobile paralyse toute une société. La perte de temps imposée à tous et la mutilation d’une société augmentent plus vite que le gain de temps dont quelques-uns bénéficient pour leurs excursions. Partout la circulation augmente indéfiniment à mesure qu’on dispose de puissants moyens de transport. Plus on a la possibilité d’être transporté, plus on manque de temps. Passé un seuil critique, l’industrie du transport fait perdre plus de temps qu’elle n’en fait gagner. L’utilité marginale d’un accroissement de la vitesse de quelques-uns est acquise au prix de la désutilité marginale croissante de cette accélération pour la majorité.
Au-delà d’une vitesse critique, personne ne « gagne » du temps sans en faire « perdre » à quelqu’un d’autre. Celui qui réclame une place dans un véhicule plus rapide affirme ainsi que son temps vaut plus cher que celui du passager d’un véhicule plus lent. Au-delà d’une certaine vitesse, chaque passager se transforme en voleur qui dérobe le temps d’autrui et dépouille la masse de la société. L’accélération de sa voiture lui assure le transfert net d’une part de temps vital. L’importance de ce transfert se mesure en quanta de vitesse. Il défavorise ceux qui restent en arrière et parce que ces derniers composent la majorité, l’affaire pose des problèmes éthiques plus généraux que la dialyse rénale ou les transplantations d’organes.
Au-delà d’une vitesse critique, les véhicules à moteur engendrent des distances aliénantes qu’eux seuls peuvent surmonter. L’absence devient alors la règle, et la présence, l’exception. Une nouvelle piste à travers le sertão brésilien inscrit la grande ville à l’horizon du paysan qui a à peine de quoi survivre, mais elle ne la met pas à sa portée. La nouvelle voie express qui traverse Chicago étend la ville, mais elle aspire vers la périphérie tous ceux qui ont les moyens d’éviter un centre dégradé en ghetto. Une accélération croissante aggrave l’exploitation des plus faibles, dans l’Illinois comme en Iran.
Du temps de Cyrus à celui de la machine à vapeur, la vitesse de l’homme est restée la même. Quel que fût le porteur du message, les nouvelles ne franchissaient pas plus de 150 kilomètres par jour. Ni le coureur inca, ni la galère vénitienne, ni le cavalier persan, ni la diligence de Louis XIV n’ont pu rompre cette barrière. Guerriers, explorateurs, marchands ou pèlerins couvraient 30 kilomètres par jour. Comme le dit Valéry : « Napoléon va à la même lenteur que César. » L’Empereur savait qu’ « on mesure la prospérité publique aux comptes des diligences », mais il ne pouvait guère presser le mouvement. De Paris à Toulouse, on mettait deux cents heures à 1’époque romaine, et encore cent cinquante-huit heures avec la diligence en 1782. Le XIXe siècle a, le premier, accéléré le mouvement des hommes. En 1830, le même trajet ne demandait plus que cent dix heures, mais à condition d’y mettre le prix : cette année-là, 1 150 équipages versèrent et provoquèrent plus d’un millier de décès. Puis le chemin de fer suscita un brusque changement. En 1855 Napoléon III pouvait se vanter d’avoir franchi d’un trait la distance Paris-Marseille à la moyenne de 96 kilomètres à l’heure. Entre 1850 et 1900, la distance moyenne parcourue en un an par chaque Français a été multipliée par cent. C’est en 1893 que le réseau ferroviaire anglais atteignit son extension maximum. Alors les trains de voyageurs se trouvèrent à leur coût optimum calculé en temps nécessaire pour les entretenir et les conduire à destination.
Au degré suivant d’accélération, le transport commença à dominer la circulation, et la vitesse, à classer les destinations selon une hiérarchie. Puis le nombre de chevaux-vapeur utilisés détermina la classe de tout dirigeant en voyage, selon une pompe dont même les rois n’avaient pas osé rêver. Chacune de ces étapes a rabaissé d’autant le rang de ceux qui sont limités à un moindre kilométrage annuel. Quant à ceux qui n’ont que leur propre force pour se déplacer, ils sont considérés comme des outsiders sous-développés. Dis-moi à quelle vitesse tu te déplaces, je te dirai qui tu es. Celui qui peut profiter de l’argent des contribuables dont se nourrit Concorde, appartient sans aucun doute au gratin.
En l’espace des deux dernières générations, la voiture est devenue le symbole d’une carrière réussie, tout comme l’école est devenue celui d’un avantage social de départ. Une telle concentration de puissance doit produire sa propre justification. Dans les États capitalistes, on dépense les deniers publics pour permettre à un homme de parcourir chaque année plus de kilomètres en moins de temps, pour la seule raison qu’on a déjà investi encore plus d’argent pour allonger la durée de sa scolarité. Sa valeur présumée comme moyen intensif de production du capital détermine les conditions de son transport. Mais la haute valeur sociale des capitalistes du savoir n’est pas le seul motif pour estimer leur temps de manière privilégiée. D’autres étiquettes idéologiques sont aussi utiles pour ouvrir l’accès au luxe dont d’autres gens paient le prix. Si maintenant il faut répandre les idées de Mao en Chine avec des avions à réaction, cela signifie seulement que, dès à présent, deux classes sont nécessaires pour conserver les acquis de la Longue Marche, l’une qui vive au milieu des masses et l’autre, au milieu des cadres. Sans doute, dans la Chine populaire, la suppression des niveaux intermédiaires a-t-elle permis une concentration efficace et rationnelle du pouvoir, néanmoins elle marque aussi une nouvelle différence entre le temps du conducteur de bœufs et celui du fonctionnaire qui voyage en avion à réaction. L’accélération concentre inévitablement les chevaux-vapeur sous le siège de quelques personnes et ajoute au croissant manque de temps du banlieusard le sentiment qu’il reste à la traîne.
Ordinairement on soutient par un double argument la nécessité de maintenir dans une société industrielle des privilèges disproportionnés. On tient ce privilège pour un préliminaire nécessaire pour que la prospérité de la population tout entière puisse augmenter, ou bien on y voit l’instrument de rehaussement du standing d’une minorité défavorisée. L’exemple de l’accélération révèle clairement l’hypocrisie de ce raisonnement. A long terme, l’accélération du transport n’apporte aucun de ces bénéfices. Elle n’engendre qu’une demande universelle de transport motorisé et qu’une séparation des groupes sociaux par niveau de privilèges en creusant des écarts inimaginables jusque-là. Passé un certain point, plus d’énergie signifie moins d’équité. Au rythme du plus rapide moyen de transport, on voit gonfler le traitement de faveur réservé à quelques-uns aux frais des autres.
Révision 2009 : http://bikeforpeace.com
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Par Ivan Illitch
CHAPITRE IV
Le prix du temps
La vitesse incontrôlée est coûteuse et de moins en moins de gens peuvent se l’offrir. Tout surcroît de vitesse d’un véhicule augmente son coût de propulsion, le prix des voies de circulation nécessaires et, ce qui est plus grave, la largeur de l’espace que son mouvement dévore. Dès qu’un certain seuil de consommation d’énergie est dépassé par les voyageurs les plus rapides, il se crée à l’échelle du monde entier une structure de classe de capitalistes de la vitesse. La valeur d’échange du temps reprend la première place, comme le montre le langage : on parle du temps dépensé, économisé, investi, gaspillé, mis à profit. À chacun la société colle une étiquette de prix qui indique sa valeur horaire : plus on va vite, plus l’écart des prix se creuse. Entre l’égalité des chances et la vitesse, il y a corrélation inverse.
Une vitesse élevée capitalise le temps de quelques-uns à d’énormes taux, mais paradoxalement cela coûte un énorme prix à ceux dont le temps est jugé beaucoup moins précieux. A Bombay il n’y a pas beaucoup de possesseurs de voitures : à ces derniers, il suffit d’une matinée pour se rendre à Poona. L’économie moderne les oblige à faire ce trajet une fois par semaine. Deux générations plus tôt, le voyage aurait pris une semaine, on l’aurait fait une fois par an. Mais ces rares automobiles qui stimulent en apparence les échanges économiques, en fait dérangent la circulation normale des bicyclettes et des pousse-pousse qui traversent par milliers le centre de Bombay. Ici l’automobile paralyse toute une société. La perte de temps imposée à tous et la mutilation d’une société augmentent plus vite que le gain de temps dont quelques-uns bénéficient pour leurs excursions. Partout la circulation augmente indéfiniment à mesure qu’on dispose de puissants moyens de transport. Plus on a la possibilité d’être transporté, plus on manque de temps. Passé un seuil critique, l’industrie du transport fait perdre plus de temps qu’elle n’en fait gagner. L’utilité marginale d’un accroissement de la vitesse de quelques-uns est acquise au prix de la désutilité marginale croissante de cette accélération pour la majorité.
Au-delà d’une vitesse critique, personne ne « gagne » du temps sans en faire « perdre » à quelqu’un d’autre. Celui qui réclame une place dans un véhicule plus rapide affirme ainsi que son temps vaut plus cher que celui du passager d’un véhicule plus lent. Au-delà d’une certaine vitesse, chaque passager se transforme en voleur qui dérobe le temps d’autrui et dépouille la masse de la société. L’accélération de sa voiture lui assure le transfert net d’une part de temps vital. L’importance de ce transfert se mesure en quanta de vitesse. Il défavorise ceux qui restent en arrière et parce que ces derniers composent la majorité, l’affaire pose des problèmes éthiques plus généraux que la dialyse rénale ou les transplantations d’organes.
Au-delà d’une vitesse critique, les véhicules à moteur engendrent des distances aliénantes qu’eux seuls peuvent surmonter. L’absence devient alors la règle, et la présence, l’exception. Une nouvelle piste à travers le sertão brésilien inscrit la grande ville à l’horizon du paysan qui a à peine de quoi survivre, mais elle ne la met pas à sa portée. La nouvelle voie express qui traverse Chicago étend la ville, mais elle aspire vers la périphérie tous ceux qui ont les moyens d’éviter un centre dégradé en ghetto. Une accélération croissante aggrave l’exploitation des plus faibles, dans l’Illinois comme en Iran.
Du temps de Cyrus à celui de la machine à vapeur, la vitesse de l’homme est restée la même. Quel que fût le porteur du message, les nouvelles ne franchissaient pas plus de 150 kilomètres par jour. Ni le coureur inca, ni la galère vénitienne, ni le cavalier persan, ni la diligence de Louis XIV n’ont pu rompre cette barrière. Guerriers, explorateurs, marchands ou pèlerins couvraient 30 kilomètres par jour. Comme le dit Valéry : « Napoléon va à la même lenteur que César. » L’Empereur savait qu’ « on mesure la prospérité publique aux comptes des diligences », mais il ne pouvait guère presser le mouvement. De Paris à Toulouse, on mettait deux cents heures à 1’époque romaine, et encore cent cinquante-huit heures avec la diligence en 1782. Le XIXe siècle a, le premier, accéléré le mouvement des hommes. En 1830, le même trajet ne demandait plus que cent dix heures, mais à condition d’y mettre le prix : cette année-là, 1 150 équipages versèrent et provoquèrent plus d’un millier de décès. Puis le chemin de fer suscita un brusque changement. En 1855 Napoléon III pouvait se vanter d’avoir franchi d’un trait la distance Paris-Marseille à la moyenne de 96 kilomètres à l’heure. Entre 1850 et 1900, la distance moyenne parcourue en un an par chaque Français a été multipliée par cent. C’est en 1893 que le réseau ferroviaire anglais atteignit son extension maximum. Alors les trains de voyageurs se trouvèrent à leur coût optimum calculé en temps nécessaire pour les entretenir et les conduire à destination.
Au degré suivant d’accélération, le transport commença à dominer la circulation, et la vitesse, à classer les destinations selon une hiérarchie. Puis le nombre de chevaux-vapeur utilisés détermina la classe de tout dirigeant en voyage, selon une pompe dont même les rois n’avaient pas osé rêver. Chacune de ces étapes a rabaissé d’autant le rang de ceux qui sont limités à un moindre kilométrage annuel. Quant à ceux qui n’ont que leur propre force pour se déplacer, ils sont considérés comme des outsiders sous-développés. Dis-moi à quelle vitesse tu te déplaces, je te dirai qui tu es. Celui qui peut profiter de l’argent des contribuables dont se nourrit Concorde, appartient sans aucun doute au gratin.
En l’espace des deux dernières générations, la voiture est devenue le symbole d’une carrière réussie, tout comme l’école est devenue celui d’un avantage social de départ. Une telle concentration de puissance doit produire sa propre justification. Dans les États capitalistes, on dépense les deniers publics pour permettre à un homme de parcourir chaque année plus de kilomètres en moins de temps, pour la seule raison qu’on a déjà investi encore plus d’argent pour allonger la durée de sa scolarité. Sa valeur présumée comme moyen intensif de production du capital détermine les conditions de son transport. Mais la haute valeur sociale des capitalistes du savoir n’est pas le seul motif pour estimer leur temps de manière privilégiée. D’autres étiquettes idéologiques sont aussi utiles pour ouvrir l’accès au luxe dont d’autres gens paient le prix. Si maintenant il faut répandre les idées de Mao en Chine avec des avions à réaction, cela signifie seulement que, dès à présent, deux classes sont nécessaires pour conserver les acquis de la Longue Marche, l’une qui vive au milieu des masses et l’autre, au milieu des cadres. Sans doute, dans la Chine populaire, la suppression des niveaux intermédiaires a-t-elle permis une concentration efficace et rationnelle du pouvoir, néanmoins elle marque aussi une nouvelle différence entre le temps du conducteur de bœufs et celui du fonctionnaire qui voyage en avion à réaction. L’accélération concentre inévitablement les chevaux-vapeur sous le siège de quelques personnes et ajoute au croissant manque de temps du banlieusard le sentiment qu’il reste à la traîne.
Ordinairement on soutient par un double argument la nécessité de maintenir dans une société industrielle des privilèges disproportionnés. On tient ce privilège pour un préliminaire nécessaire pour que la prospérité de la population tout entière puisse augmenter, ou bien on y voit l’instrument de rehaussement du standing d’une minorité défavorisée. L’exemple de l’accélération révèle clairement l’hypocrisie de ce raisonnement. A long terme, l’accélération du transport n’apporte aucun de ces bénéfices. Elle n’engendre qu’une demande universelle de transport motorisé et qu’une séparation des groupes sociaux par niveau de privilèges en creusant des écarts inimaginables jusque-là. Passé un certain point, plus d’énergie signifie moins d’équité. Au rythme du plus rapide moyen de transport, on voit gonfler le traitement de faveur réservé à quelques-uns aux frais des autres.
Révision 2009 : http://bikeforpeace.com
samedi 26 décembre 2009
vendredi 25 décembre 2009
jeudi 24 décembre 2009
mercredi 23 décembre 2009
mardi 22 décembre 2009
lundi 21 décembre 2009
Eight Months on the Road
The first Bike For Peace tour is almost over. Initially planned for seven months, it will end in a few days in Sauve, where it was conceived. Winter is here. But wine is, too.
dimanche 20 décembre 2009
Prendre le Train sans Crier Gare
Roulé chargé dans Paris, hier, entre une magnifique hôte et le divan de mon ami Franswa. LA Gaxuxa dérapait sur la glace entre les bagnoles klaxonnantes et nerveuses. Si j'avais encore eu des doutes, ce qui n'est pas le cas, il se seraient évanouis. Je prends le train pour Avignon, d'où je terminerai ce voyage les cales aux pieds. Ô Salavès, je rentre chez nous. Tadada.
Ivan Illitch
Énergie et équité
Chapitre 3
Ivan Illitch est mort en 2002, le 2 décembre. Je vous propose de reprendre le lien offert gracieusement par World Car Free et de vous offrir chaque dimanche matin un chapitre de son livre phare. English and Deutsche versions will follow.
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Par Ivan Illitch
CHAPITRE III
Le gel de l’imagination
Passé un certain seuil de consommation d’énergie, l’industrie du transport dicte la configuration de l’espace social. La chaussée s’élargit, elle s’enfonce comme un coin dans le coeur de la ville et sépare les anciens voisins. La route fait reculer les champs hors de portée du paysan mexicain qui voudrait s’y rendre à pied. Au Brésil, l’ambulance fait reculer le cabinet du médecin au-delà de la courte distance sur laquelle on peut porter un enfant malade. A New York, le médecin ne fait plus de visite à domicile, car la voiture a fait de l’hôpital le seul lieu où il convienne d’être malade. Dès que les poids lourds atteignent un village élevé des Andes, une partie du marché local disparaît. Puis, lorsque l’école secondaire s’installe sur la place, en même temps que s’ouvre la route goudronnée, de plus en plus de jeunes gens partent à la ville, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule famille qui n’espère rejoindre l’un des siens, établi là-bas, sur la côte, à des centaines de kilomètres.
Malgré la différence des apparences superficielles qu’elles suscitent, des vitesses égales ont les mêmes effets déformants sur la perception de l’espace, du temps et de la puissance personnelle dans les pays pauvres que dans les pays riches. Partout, l’industrie du transport façonne une nouvelle forme d’homme adapté à la nouvelle géographie et aux nouveaux horaires qui sont son œuvre. La principale différence entre le Kansas et le Guatemala est que certaines personnes, en Amérique Centrale, ont été préservées de tout contact avec les véhicules et ont évité, par conséquence, la dégradation qui y est associée.
L’industrie du transport façonne son produit : l’usager. Chassé du monde où les personnes sont douées d’autonomie, il a perdu aussi l’impression de se trouver au centre du monde. Il a conscience de manquer de plus en plus te temps, bien qu’il utilise chaque jour la voiture, le train, l’autobus, le métro et l’ascenseur, le tout pour franchir en moyenne 30 kilomètres, souvent dans un rayon de moins de 10 kilomètres. Le sol se dérobe sous ses pieds, il est cloué à la roue. Qu’il prenne le métro ou l’avion, il a toujours le sentiment d’avancer moins vite ou moins bien que les autres et il est jaloux des raccourcis qu’empruntent les privilégiés pour échapper à l’exaspération créée par la circulation. Enchaîné à l’horaire de son train de banlieue, il rêve d’avoir une auto. Épuisé par les embouteillages aux heures de pointe, il envie le riche qui se déplace à contresens. Il paie sa voiture de sa poche, mais il sait trop bien que le PDG utilise les voitures de l’entreprise, fait rembourser son essence comme frais généraux ou se fait louer une voiture sans bourse délier. L’usager se trouve tout au bas de 1’échelle où sans cesse augmentent l’inégalité, le manque de temps et sa propre impuissance, mais pour y mettre fin il s’accroche à l’espoir fou d’obtenir plus de la même chose : une circulation améliorée par des transports plus rapides. Il réclame des améliorations techniques des véhicules, des voies de circulation et des horaires ; ou bien il appelle de ses vœux une révolution qui organise des transports publics rapides en nationalisant les moyens de transport. Jamais il ne calcule le prix qu’il lui en coûtera pour être ainsi véhiculé dans un avenir meilleur. Il oublie que de toute accélération supplémentaire, il payera lui-même la facture, sous forme d’impôts directs ou de taxes multiples. Il ne mesure pas le coût indirect du remplacement des voitures privées par des transports publics aussi rapides. Il est incapable d’imaginer les avantages apportés par l’abandon de l’automobile et le recours à la force musculaire de chacun.
L’usager ne voit pas l’absurdité d’une mobilité fondée sur le transport. Sa perception traditionnelle de l’espace, du temps et du rythme propre a été déformée par l’industrie. Il a perdu la liberté de s’imaginer dans un autre rôle que celui d’usager du transport. Sa manie des déplacements lui enlève le contrôle de la force physique, sociale et psychique dont ses pieds sont dotés. L’usager se voit comme un corps emporté à toute vitesse à travers l’espace inaccessible. Automobiliste, il suit des itinéraires obligés sans rendre possession du sol, sans pouvoir y marquer son domaine. Abandonné à lui-même, il est immobile, isolé, sans lieu.
Devenu un objet qu’on achemine, l’homme parle un nouveau langage. Il va en voiture « retrouver » quelqu’un, il téléphone pour « entrer en contact ».
Pour lui, la liberté de mouvement n’est que la liberté d’être transporté. Il a perdu confiance dans le pouvoir politique qui lui vient de la capacité de pouvoir marcher et parler. Il croit que l’activité politique consiste à réclamer une plus large consommation de ces services qui l’assimilent à une simple marchandise. Il ne demande pas plus de liberté pour des citoyens autonomes, mais de meilleurs services pour des clients soumis. Il ne se bat pas pour garantir sa liberté de se déplacer à son gré et de parler aux autres à sa manière, mais pour asseoir son droit d’être véhiculé et informé. Il désire de meilleurs produits et ne veut pas rompre l’enchaînement à ces produits. Il est urgent qu’il comprenne que l’accélération appelée de ses vœux augmentera son emprisonnement et, qu’une fois réalisées, ses revendications marqueront le terme de sa liberté, de ses loisirs et de son indépendance.
Révision 2009 : http://bikeforpeace.com
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Par Ivan Illitch
CHAPITRE III
Le gel de l’imagination
Passé un certain seuil de consommation d’énergie, l’industrie du transport dicte la configuration de l’espace social. La chaussée s’élargit, elle s’enfonce comme un coin dans le coeur de la ville et sépare les anciens voisins. La route fait reculer les champs hors de portée du paysan mexicain qui voudrait s’y rendre à pied. Au Brésil, l’ambulance fait reculer le cabinet du médecin au-delà de la courte distance sur laquelle on peut porter un enfant malade. A New York, le médecin ne fait plus de visite à domicile, car la voiture a fait de l’hôpital le seul lieu où il convienne d’être malade. Dès que les poids lourds atteignent un village élevé des Andes, une partie du marché local disparaît. Puis, lorsque l’école secondaire s’installe sur la place, en même temps que s’ouvre la route goudronnée, de plus en plus de jeunes gens partent à la ville, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule famille qui n’espère rejoindre l’un des siens, établi là-bas, sur la côte, à des centaines de kilomètres.
Malgré la différence des apparences superficielles qu’elles suscitent, des vitesses égales ont les mêmes effets déformants sur la perception de l’espace, du temps et de la puissance personnelle dans les pays pauvres que dans les pays riches. Partout, l’industrie du transport façonne une nouvelle forme d’homme adapté à la nouvelle géographie et aux nouveaux horaires qui sont son œuvre. La principale différence entre le Kansas et le Guatemala est que certaines personnes, en Amérique Centrale, ont été préservées de tout contact avec les véhicules et ont évité, par conséquence, la dégradation qui y est associée.
L’industrie du transport façonne son produit : l’usager. Chassé du monde où les personnes sont douées d’autonomie, il a perdu aussi l’impression de se trouver au centre du monde. Il a conscience de manquer de plus en plus te temps, bien qu’il utilise chaque jour la voiture, le train, l’autobus, le métro et l’ascenseur, le tout pour franchir en moyenne 30 kilomètres, souvent dans un rayon de moins de 10 kilomètres. Le sol se dérobe sous ses pieds, il est cloué à la roue. Qu’il prenne le métro ou l’avion, il a toujours le sentiment d’avancer moins vite ou moins bien que les autres et il est jaloux des raccourcis qu’empruntent les privilégiés pour échapper à l’exaspération créée par la circulation. Enchaîné à l’horaire de son train de banlieue, il rêve d’avoir une auto. Épuisé par les embouteillages aux heures de pointe, il envie le riche qui se déplace à contresens. Il paie sa voiture de sa poche, mais il sait trop bien que le PDG utilise les voitures de l’entreprise, fait rembourser son essence comme frais généraux ou se fait louer une voiture sans bourse délier. L’usager se trouve tout au bas de 1’échelle où sans cesse augmentent l’inégalité, le manque de temps et sa propre impuissance, mais pour y mettre fin il s’accroche à l’espoir fou d’obtenir plus de la même chose : une circulation améliorée par des transports plus rapides. Il réclame des améliorations techniques des véhicules, des voies de circulation et des horaires ; ou bien il appelle de ses vœux une révolution qui organise des transports publics rapides en nationalisant les moyens de transport. Jamais il ne calcule le prix qu’il lui en coûtera pour être ainsi véhiculé dans un avenir meilleur. Il oublie que de toute accélération supplémentaire, il payera lui-même la facture, sous forme d’impôts directs ou de taxes multiples. Il ne mesure pas le coût indirect du remplacement des voitures privées par des transports publics aussi rapides. Il est incapable d’imaginer les avantages apportés par l’abandon de l’automobile et le recours à la force musculaire de chacun.
L’usager ne voit pas l’absurdité d’une mobilité fondée sur le transport. Sa perception traditionnelle de l’espace, du temps et du rythme propre a été déformée par l’industrie. Il a perdu la liberté de s’imaginer dans un autre rôle que celui d’usager du transport. Sa manie des déplacements lui enlève le contrôle de la force physique, sociale et psychique dont ses pieds sont dotés. L’usager se voit comme un corps emporté à toute vitesse à travers l’espace inaccessible. Automobiliste, il suit des itinéraires obligés sans rendre possession du sol, sans pouvoir y marquer son domaine. Abandonné à lui-même, il est immobile, isolé, sans lieu.
Devenu un objet qu’on achemine, l’homme parle un nouveau langage. Il va en voiture « retrouver » quelqu’un, il téléphone pour « entrer en contact ».
Pour lui, la liberté de mouvement n’est que la liberté d’être transporté. Il a perdu confiance dans le pouvoir politique qui lui vient de la capacité de pouvoir marcher et parler. Il croit que l’activité politique consiste à réclamer une plus large consommation de ces services qui l’assimilent à une simple marchandise. Il ne demande pas plus de liberté pour des citoyens autonomes, mais de meilleurs services pour des clients soumis. Il ne se bat pas pour garantir sa liberté de se déplacer à son gré et de parler aux autres à sa manière, mais pour asseoir son droit d’être véhiculé et informé. Il désire de meilleurs produits et ne veut pas rompre l’enchaînement à ces produits. Il est urgent qu’il comprenne que l’accélération appelée de ses vœux augmentera son emprisonnement et, qu’une fois réalisées, ses revendications marqueront le terme de sa liberté, de ses loisirs et de son indépendance.
Révision 2009 : http://bikeforpeace.com
samedi 19 décembre 2009
vendredi 18 décembre 2009
jeudi 17 décembre 2009
mercredi 16 décembre 2009
mardi 15 décembre 2009
Considérations pratiques
Voilà, chers amies et amis, voilà.
J'ai toujours eu l'idée, il a toujours été question, de rentrer en Languedoc à vélo. Cependant, le mois perdu à tousser mes alvéoles pèse lourd dans la balance de la réalité que je dois prendre en compte aujourd'hui. Je n'ai jamais été sportif et encore moins motivé par des rêves d'exploits ou de défis. Je ne suis pas du genre à m'obstiner à faire un truc qui m'agace et m'horripile au quotidien. Le froid, la pluie, la maladie et les perspectives d'écrabouillement sur l'accotement font partie de ces choses qui me plaisent moins dans la vie. Voici donc les données de l'équation que les circonstances placent devant moi ce matin.
En premier lieu, il n'y a plus que six ou sept heures d'ensoleillement par jour. En fait, vers 15 heures, je dois allumer les feux de signalisation et peu de temps après 16h, il fait, à toutes fins pratiques, noir. Ça devient dangereux de rouler. En Hollande, la grande majorité du parcours s'effectuait sur piste cyclable protégée, mais depuis mon retour en France, je partage mon espace vital avec les motos, camions, voitures et tracteurs, roulant évidemment tous et toutes à l'extrême limite du dérapage, sur des chaussées boueuses, détrempées, huileuses ou partiellement défoncées. À compter du crépuscule, lorsque je ne suis pas parvenu à atteindre mon abri quotidien, je suis envahi par un sentiment sinistre de connerie monumentale. À quoi bon, me dis-je, klaxonné par un dingue de cinq tonnes rouillées qui touche la toile de ma bâche en me frôlant à 100 km/h, à quoi bon ?
La température oscille désormais entre -5 et +2, ce qui n'est pas froid pour un Québécois, j'en conviens, mais qui rend les déplacements à vélo dans les collines de France pour le moins inconfortables et, à vrai dire, pas très amusants. Je pète de chaleur en grimpant, je me gèle le mouillé sur le poitrine en descendant.
Mon petit budget a été depuis longtemps dilapidé. J'ai reçu beaucoup d'aide de lecteurs, d'amis et de membres de l'organisation, mais je suis tout de même forcé d'opérer dans un cadre qu'on pourrait qualifier d'extrême au plan matériel, ce qui complique constamment les petites choses. Je fonctionne depuis longtemps sans filet, mais la saison rend la précarité plus lourde de conséquences. De plus, tant que je ne peux pas m'installer pour travailler de façon organisée, je retarde l'arrivée de fonds sur lesquels je comptais à l'origine pour le mois courant.
Mon corps a bien récupéré de la pneumonie et j'ai peu à peu retrouvé la forme cycliste perdue pendant ces longues semaines de fièvre à suer-froid entrailles, force et muscles, mais mentalement, moralement, psychiquement, je suis essoufflé. L'idée de compter sur un lieu sécuritaire et abrité où me réveiller pendant quelques mois consécutifs me remplit de bonheur et de soulagement, alors qu'au contraire, la tâche un brin ingrate de me broder un autre chapelet de quinze ou vingt bons samaritains de Paris jusqu'à Sauve me rebute et me décourage.
Une amie m'a indiqué que certains trains pourraient me ramener dans le Sud pour quelques sous et j'ai vérifié ces informations. Je jongle avec l'idée de me rapprocher à quatre ou cinq jours des Cévennes pour finir la route en pédalant, mais dans des conditions plus agréables. Barcelone, Marseille et Toulouse font partie des projets envisagés. Je vais méditer là-dessus encore quelques heures, mais je devrai prendre une décision d'ici demain soir.
J'ai toujours eu l'idée, il a toujours été question, de rentrer en Languedoc à vélo. Cependant, le mois perdu à tousser mes alvéoles pèse lourd dans la balance de la réalité que je dois prendre en compte aujourd'hui. Je n'ai jamais été sportif et encore moins motivé par des rêves d'exploits ou de défis. Je ne suis pas du genre à m'obstiner à faire un truc qui m'agace et m'horripile au quotidien. Le froid, la pluie, la maladie et les perspectives d'écrabouillement sur l'accotement font partie de ces choses qui me plaisent moins dans la vie. Voici donc les données de l'équation que les circonstances placent devant moi ce matin.
En premier lieu, il n'y a plus que six ou sept heures d'ensoleillement par jour. En fait, vers 15 heures, je dois allumer les feux de signalisation et peu de temps après 16h, il fait, à toutes fins pratiques, noir. Ça devient dangereux de rouler. En Hollande, la grande majorité du parcours s'effectuait sur piste cyclable protégée, mais depuis mon retour en France, je partage mon espace vital avec les motos, camions, voitures et tracteurs, roulant évidemment tous et toutes à l'extrême limite du dérapage, sur des chaussées boueuses, détrempées, huileuses ou partiellement défoncées. À compter du crépuscule, lorsque je ne suis pas parvenu à atteindre mon abri quotidien, je suis envahi par un sentiment sinistre de connerie monumentale. À quoi bon, me dis-je, klaxonné par un dingue de cinq tonnes rouillées qui touche la toile de ma bâche en me frôlant à 100 km/h, à quoi bon ?
La température oscille désormais entre -5 et +2, ce qui n'est pas froid pour un Québécois, j'en conviens, mais qui rend les déplacements à vélo dans les collines de France pour le moins inconfortables et, à vrai dire, pas très amusants. Je pète de chaleur en grimpant, je me gèle le mouillé sur le poitrine en descendant.
Mon petit budget a été depuis longtemps dilapidé. J'ai reçu beaucoup d'aide de lecteurs, d'amis et de membres de l'organisation, mais je suis tout de même forcé d'opérer dans un cadre qu'on pourrait qualifier d'extrême au plan matériel, ce qui complique constamment les petites choses. Je fonctionne depuis longtemps sans filet, mais la saison rend la précarité plus lourde de conséquences. De plus, tant que je ne peux pas m'installer pour travailler de façon organisée, je retarde l'arrivée de fonds sur lesquels je comptais à l'origine pour le mois courant.
Mon corps a bien récupéré de la pneumonie et j'ai peu à peu retrouvé la forme cycliste perdue pendant ces longues semaines de fièvre à suer-froid entrailles, force et muscles, mais mentalement, moralement, psychiquement, je suis essoufflé. L'idée de compter sur un lieu sécuritaire et abrité où me réveiller pendant quelques mois consécutifs me remplit de bonheur et de soulagement, alors qu'au contraire, la tâche un brin ingrate de me broder un autre chapelet de quinze ou vingt bons samaritains de Paris jusqu'à Sauve me rebute et me décourage.
Une amie m'a indiqué que certains trains pourraient me ramener dans le Sud pour quelques sous et j'ai vérifié ces informations. Je jongle avec l'idée de me rapprocher à quatre ou cinq jours des Cévennes pour finir la route en pédalant, mais dans des conditions plus agréables. Barcelone, Marseille et Toulouse font partie des projets envisagés. Je vais méditer là-dessus encore quelques heures, mais je devrai prendre une décision d'ici demain soir.
lundi 14 décembre 2009
dimanche 13 décembre 2009
Ivan Illitch
Énergie et équité
Chapitre 2
Ivan Illitch est mort en 2002, le 2 décembre. Je vous propose de reprendre le lien offert gracieusement par World Car Free et de vous offrir chaque dimanche matin un chapitre de son livre phare. English and Deutsche versions will follow.
—————
par Ivan Illich, 1973
CHAPITRE II
L’industrie de la circulation
La circulation totale est le résultat de deux différents modes d’utilisation de l’énergie. En elle se combinent la mobilité personnelle ou transit autogène et le transport mécanique des gens. Par transit je désigne tout mode de locomotion qui se fonde sur l’énergie métabolique de l’homme, et par transport, toute forme de déplacement qui a recourt à d’autres sources d’énergie. Désormais ces sources d’énergie seront surtout des moteurs, puisque les animaux, dans un monde surpeuplé et dans la mesure où ils ne sont pas, tels l’âne et le chameau, des mangeurs de chardons, disputent à l’homme avec acharnement leur nourriture. Enfin je borne mon examen aux déplacements des personnes à l’extérieur de leurs habitations.
Dès que les hommes dépendent du transport non seulement pour des voyages de plusieurs jours, mais aussi pour les trajets quotidiens, les contradictions entre justice sociale et motorisation, entre mouvement effectif et vitesse élevée, entre liberté individuelle et itinéraires obligés apparaissent en toute clarté. La dépendance forcée à l’égard de l’automobile dénie à une société de vivants cette mobilité dont la mécanisation des transports était le but premier. L’esclavage de la circulation commence.
Vite expédié, sans cesse véhiculé, l’homme ne peut plus marcher, cheminer, vagabonder, flâner, aller à l’aventure ou en pèlerinage. Pourtant il doit être sur pied aussi longtemps que son grand-père. Aujourd’hui un Américain parcourt en moyenne autant de kilomètres à pied que ses aïeux, mais c’est le plus souvent dans des tunnels, des couloirs sans fin, des parkings ou des grands magasins.
A pied, les hommes sont plus ou moins à égalité. Ils vont spontanément à la vitesse de 4 à 6 kilomètres à l’heure, en tout lieu et dans toute direction, dans la mesure où rien ne leur est défendu légalement ou physiquement. Améliorer cette mobilité naturelle par une nouvelle technique de transport, cela devrait lui conserver son propre degré d’efficacité et lui ajouter de nouvelles qualités : un plus grand rayon d’action, un gain de temps, un meilleur confort, des possibilités accrues pour les handicapés. Au lieu de quoi, partout jusqu’ici, le développement de l’industrie de la circulation a eu des conséquences opposées. Dès que les machines ont consacré à chaque voyageur plus qu’une certaine puissance en chevaux-vapeur, cette industrie a diminué l’égalité entre les gens, restreint leur mobilité en leur imposant un réseau d’itinéraires obligés produits industriellement, engendré un manque de temps sans précédent. Dès que la vitesse de leur voiture dépasse un certain seuil, les gens deviennent prisonniers de la rotation quotidienne entre leur logement et leur travail.
Si on concède au système de transport plus d’un certain quantum d’énergie, cela signifie que plus de gens se déplacent plus vite sur de plus longues distances chaque jour et consacrent au transport de plus en plus de temps. Chacun augmente son rayon quotidien en perdant la capacité d’aller son propre chemin. On constitue d’extrêmes privilèges au prix d’un asservissement général. En une vie de luxueux voyages, une élite franchit des distances illimitées, tandis que la majorité perd son temps en trajets imposés, à contourner parkings et aérodromes. La minorité s’installe sur ses tapis volants pour atteindre des lieux éloignés que sa fugitive présence rend séduisants et désirables, tandis que la majorité est forcée de travailler plus loin, de s’y rendre plus vite et de passer plus de temps à préparer ce trajet ou à s’en reposer.
Aux États-Unis, les quatre cinquièmes du temps passé sur les routes concernent les gens qui circulent entre leur maison, leur lieu de travail et le supermarché. Et les quatre cinquièmes des distances parcourues en avion chaque année pour des congrès ou des voyages de vacances le sont par 1,5 % de la population, c’est-à-dire par ceux que privilégient leur niveau de revenus et leur formation professionnelle. Plus rapide est le véhicule emprunté, plus forte est la prime versée par ce mode de taxation dégressive. A peine 0,2 % de la population américaine peut choisir de prendre l’avion plus d’une fois par an, et peu d’autres pays peuvent ouvrir aussi largement l’accès aux avions à réaction.
Le banlieusard captif du trajet quotidien et le voyageur sans souci sont pareillement dépendants du transport. Tous deux ont perdu leur liberté. L’espoir d’un occasionnel voyage-éclair à Acapulco ou à un congrès du Parti fait croire au membre de la classe moyenne qu’il a « réussi » et fait partie du cercle étroit, puissant et mobile des dirigeants. Le rêve hasardeux de passer quelques heures attaché sur un siège propulsé à grande vitesse rend même l’ouvrier complice consentant de la déformation imposée à l’espace humain et le conduit à se résigner à l’aménagement du pays non pour les hommes mais pour les voitures.
Physiquement et culturellement, l’homme a lentement évolué en harmonie avec sa niche cosmique. De ce qui est le milieu animal, il a appris en une longue histoire à faire sa demeure. Son image de soi appelle le complément d’un espace de vie et d’un temps de vie intégrés au rythme de son propre mouvement. L’harmonie délibérée qui accorde cet espace, ce temps et ce rythme est justement ce qui le détermine comme homme. Si, dans cette correspondance, le rôle premier est donné à la vitesse d’un véhicule plutôt qu’à la mobilité de l’individu, alors l’homme est rabaissé du rang d’architecte du monde au statut de simple banlieusard.
L’Américain moyen consacre plus de mille six cents heures par an à sa voiture. Il y est assis, qu’elle soit en marche ou à l’arrêt ; il la gare ou cherche à le faire ; il travaille pour payer le premier versement comptant ou les traites mensuelles, l’essence, les péages, l’assurance, les impôts et les contraventions. De ses seize heures de veille chaque jour, il en donne quatre à sa voiture, qu’il l’utilise ou qu’il gagne les moyens de le faire. Ce chiffre ne comprend même pas le temps absorbé par des activités secondaires imposées par la circulation : le temps passé à l’hôpital, au tribunal ou au garage, le temps passé à étudier la publicité automobile ou à recueillir des conseils pour acheter la prochaine fois une meilleure bagnole. Presque partout on constate que le coût total des accidents de la route et celui des universités sont du même ordre et qu’ils croissent avec le produit social. Mais, plus révélatrice encore, est l’exigence de temps qui s’y ajoute. S’il exerce une activité professionnelle, l’Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres; cela représente à peine 6 kilomètres à l’heure. Dans un pays dépourvu d’industrie de la circulation, les gens atteignent la même vitesse, mais ils vont où ils veulent à pied, en y consacrant non plus 28 %, mais seulement 3 à 8 % du budget-temps social. Sur ce point, la différence entre les pays riches et les pays pauvres ne tient pas à ce que la majorité franchit plus de kilomètres en une heure de son existence, mais à ce que plus d’heures sont dévolues à consommer de fortes doses d’énergie conditionnées et inégalement réparties par l’industrie de la circulation.
Révision 2009 : http://bikeforpeace.com
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par Ivan Illich, 1973
CHAPITRE II
L’industrie de la circulation
La circulation totale est le résultat de deux différents modes d’utilisation de l’énergie. En elle se combinent la mobilité personnelle ou transit autogène et le transport mécanique des gens. Par transit je désigne tout mode de locomotion qui se fonde sur l’énergie métabolique de l’homme, et par transport, toute forme de déplacement qui a recourt à d’autres sources d’énergie. Désormais ces sources d’énergie seront surtout des moteurs, puisque les animaux, dans un monde surpeuplé et dans la mesure où ils ne sont pas, tels l’âne et le chameau, des mangeurs de chardons, disputent à l’homme avec acharnement leur nourriture. Enfin je borne mon examen aux déplacements des personnes à l’extérieur de leurs habitations.
Dès que les hommes dépendent du transport non seulement pour des voyages de plusieurs jours, mais aussi pour les trajets quotidiens, les contradictions entre justice sociale et motorisation, entre mouvement effectif et vitesse élevée, entre liberté individuelle et itinéraires obligés apparaissent en toute clarté. La dépendance forcée à l’égard de l’automobile dénie à une société de vivants cette mobilité dont la mécanisation des transports était le but premier. L’esclavage de la circulation commence.
Vite expédié, sans cesse véhiculé, l’homme ne peut plus marcher, cheminer, vagabonder, flâner, aller à l’aventure ou en pèlerinage. Pourtant il doit être sur pied aussi longtemps que son grand-père. Aujourd’hui un Américain parcourt en moyenne autant de kilomètres à pied que ses aïeux, mais c’est le plus souvent dans des tunnels, des couloirs sans fin, des parkings ou des grands magasins.
A pied, les hommes sont plus ou moins à égalité. Ils vont spontanément à la vitesse de 4 à 6 kilomètres à l’heure, en tout lieu et dans toute direction, dans la mesure où rien ne leur est défendu légalement ou physiquement. Améliorer cette mobilité naturelle par une nouvelle technique de transport, cela devrait lui conserver son propre degré d’efficacité et lui ajouter de nouvelles qualités : un plus grand rayon d’action, un gain de temps, un meilleur confort, des possibilités accrues pour les handicapés. Au lieu de quoi, partout jusqu’ici, le développement de l’industrie de la circulation a eu des conséquences opposées. Dès que les machines ont consacré à chaque voyageur plus qu’une certaine puissance en chevaux-vapeur, cette industrie a diminué l’égalité entre les gens, restreint leur mobilité en leur imposant un réseau d’itinéraires obligés produits industriellement, engendré un manque de temps sans précédent. Dès que la vitesse de leur voiture dépasse un certain seuil, les gens deviennent prisonniers de la rotation quotidienne entre leur logement et leur travail.
Si on concède au système de transport plus d’un certain quantum d’énergie, cela signifie que plus de gens se déplacent plus vite sur de plus longues distances chaque jour et consacrent au transport de plus en plus de temps. Chacun augmente son rayon quotidien en perdant la capacité d’aller son propre chemin. On constitue d’extrêmes privilèges au prix d’un asservissement général. En une vie de luxueux voyages, une élite franchit des distances illimitées, tandis que la majorité perd son temps en trajets imposés, à contourner parkings et aérodromes. La minorité s’installe sur ses tapis volants pour atteindre des lieux éloignés que sa fugitive présence rend séduisants et désirables, tandis que la majorité est forcée de travailler plus loin, de s’y rendre plus vite et de passer plus de temps à préparer ce trajet ou à s’en reposer.
Aux États-Unis, les quatre cinquièmes du temps passé sur les routes concernent les gens qui circulent entre leur maison, leur lieu de travail et le supermarché. Et les quatre cinquièmes des distances parcourues en avion chaque année pour des congrès ou des voyages de vacances le sont par 1,5 % de la population, c’est-à-dire par ceux que privilégient leur niveau de revenus et leur formation professionnelle. Plus rapide est le véhicule emprunté, plus forte est la prime versée par ce mode de taxation dégressive. A peine 0,2 % de la population américaine peut choisir de prendre l’avion plus d’une fois par an, et peu d’autres pays peuvent ouvrir aussi largement l’accès aux avions à réaction.
Le banlieusard captif du trajet quotidien et le voyageur sans souci sont pareillement dépendants du transport. Tous deux ont perdu leur liberté. L’espoir d’un occasionnel voyage-éclair à Acapulco ou à un congrès du Parti fait croire au membre de la classe moyenne qu’il a « réussi » et fait partie du cercle étroit, puissant et mobile des dirigeants. Le rêve hasardeux de passer quelques heures attaché sur un siège propulsé à grande vitesse rend même l’ouvrier complice consentant de la déformation imposée à l’espace humain et le conduit à se résigner à l’aménagement du pays non pour les hommes mais pour les voitures.
Physiquement et culturellement, l’homme a lentement évolué en harmonie avec sa niche cosmique. De ce qui est le milieu animal, il a appris en une longue histoire à faire sa demeure. Son image de soi appelle le complément d’un espace de vie et d’un temps de vie intégrés au rythme de son propre mouvement. L’harmonie délibérée qui accorde cet espace, ce temps et ce rythme est justement ce qui le détermine comme homme. Si, dans cette correspondance, le rôle premier est donné à la vitesse d’un véhicule plutôt qu’à la mobilité de l’individu, alors l’homme est rabaissé du rang d’architecte du monde au statut de simple banlieusard.
L’Américain moyen consacre plus de mille six cents heures par an à sa voiture. Il y est assis, qu’elle soit en marche ou à l’arrêt ; il la gare ou cherche à le faire ; il travaille pour payer le premier versement comptant ou les traites mensuelles, l’essence, les péages, l’assurance, les impôts et les contraventions. De ses seize heures de veille chaque jour, il en donne quatre à sa voiture, qu’il l’utilise ou qu’il gagne les moyens de le faire. Ce chiffre ne comprend même pas le temps absorbé par des activités secondaires imposées par la circulation : le temps passé à l’hôpital, au tribunal ou au garage, le temps passé à étudier la publicité automobile ou à recueillir des conseils pour acheter la prochaine fois une meilleure bagnole. Presque partout on constate que le coût total des accidents de la route et celui des universités sont du même ordre et qu’ils croissent avec le produit social. Mais, plus révélatrice encore, est l’exigence de temps qui s’y ajoute. S’il exerce une activité professionnelle, l’Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres; cela représente à peine 6 kilomètres à l’heure. Dans un pays dépourvu d’industrie de la circulation, les gens atteignent la même vitesse, mais ils vont où ils veulent à pied, en y consacrant non plus 28 %, mais seulement 3 à 8 % du budget-temps social. Sur ce point, la différence entre les pays riches et les pays pauvres ne tient pas à ce que la majorité franchit plus de kilomètres en une heure de son existence, mais à ce que plus d’heures sont dévolues à consommer de fortes doses d’énergie conditionnées et inégalement réparties par l’industrie de la circulation.
Révision 2009 : http://bikeforpeace.com
samedi 12 décembre 2009
Tom Waits
Tom Traubert's Blues
…Extra : Joan Baez
…Waltzing Matilda
Tom Traubert's Blues
(Tom Waits 1976)
Wasted and wounded, it ain't what the moon did
Got what I paid for now
See ya tomorrow, hey Frank can I borrow
A couple of bucks from you?
To go waltzing Matilda, waltzing Matilda
You'll go a waltzing Matilda with me
I'm an innocent victim of a blinded alley
And tired of all these soldiers here
No one speaks English and everything's broken
And my Stacys are soaking wet
To go waltzing Matilda, waltzing Matilda
You'll go a waltzing Matilda with me
Now the dogs are barking and the taxi cab's parking
A lot they can do for me
I begged you to stab me, you tore my shirt open
And I'm down on my knees tonight
Old Bushmill's I staggered, you buried the dagger
Your silhouette window light
To go waltzing Matilda, waltzing Matilda
You'll go a waltzing Matilda with me
Now I lost my Saint Christopher now that I've kissed her
And the one-armed bandit knows
And the maverick Chinaman and the cold-blooded signs
And the girls down by the strip-tease shows
Go, waltzing Matilda, waltzing Matilda
You'll go a waltzing Matilda with me
No, I don't want your sympathy
The fugitives say that the streets aren't for dreaming now
Manslaughter dragnets and the ghosts that sell memories
They want a piece of the action anyhow
Go, waltzing Matilda, waltzing Matilda
You'll go a waltzing Matilda with me
And you can ask any sailor and the keys from the jailor
And the old men in wheelchairs know
That Matilda's the defendant, she killed about a hundred
And she follows wherever you may go
Waltzing Matilda, waltzing Matilda
You'll go a waltzing Matilda with me
And it's a battered old suitcase to a hotel someplace
And a wound that will never heal
No prima donna, the perfume is on
An old shirt that is stained with blood and whiskey
And goodnight to the street sweepers
The night watchman flame keepers and goodnight to Matilda too
— Tom Waits, 1976
Now when I was a young lad I carried me pack
And I lived the free life of the rover.
From the Murray's green banks, to the dusty outback
While I waltzed my Matilda all over.
Then in 1915, my country said, 'Son,
It's time you stop ramblin', there's work to be done.'
So they gave me a tin hat, and they gave me a gun,
And they marched me away to the war.
And the band played 'Waltzing Matilda,'
As the ship pulled away from the quay,
Amidst the songs and the cheers, the flag waving, and tears,
We sailed off for Gallipoli.
And how well I remember that terrible day,
How our blood stained the sand we call Suvla Bay
We were butchered like lambs at the slaughter.
The big Turkish shell caught me arse over head,
And when I woke up in my hospital bed
And saw what it had done, well, I wished I was dead
Never knew there was worse things than dying.
So I'll go no more 'Waltzing Matilda,'
or through the green bush bars and wide
For to hunt and tent peg a man needs both legs,
No more 'Waltzing Matilda' for me.
They gathered the injured, the wounded, the maimed,
And they shipped us all back to Australia.
The armless, the legless, the blind, the insane,
Those proud wounded heroes of Suvla.
And as our ship sailed into Circular Quay,
I looked at the place where me legs used to be,
And thanked Christ there was nobody waiting for me,
To mourn, and to grieve, and to pity.
And the band played "Waltzing Matilda"
As they wheeled us down the gangway.
And nobody cheered, they just stood and stared.
And they all turned their faces away.
And the band still plays 'Waltzing Matilda,'
And the young men still answer the call,
But as year follows year, those old men disappear
Someday, no one will march there at all.
Waltzing Mathilda, Waltzing Mathilda
Who'll come a-waltzing Mathilda with me
And their ghosts may be heard as you pass the Billabong
Who'll come a-waltzing Mathilda with me ?
— Eric Bogle
vendredi 11 décembre 2009
jeudi 10 décembre 2009
mercredi 9 décembre 2009
mardi 8 décembre 2009
lundi 7 décembre 2009
dimanche 6 décembre 2009
Ivan Illitch
Énergie et équité
Chapitre 1
Ivan Illitch est mort en 2002, le 2 décembre. Je vous propose de reprendre le lien offert gracieusement par World Car Free et de vous offrir chaque dimanche matin un chapitre de son livre phare. English and Deutsche versions will follow.
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par Ivan Illich, 1973
Ce texte a une histoire. Une première rédaction en français, établie avec l’aide de Luce Giard et de Vincent Bardet, parut dans le Monde en trois livraisons (mai 1973). Développée et remaniée, elle fut l’objet d’une première édition. Sur cette trame, complétée et enrichie de travaux conduits au Cidoc de Cuernavaca, fut établie une version anglaise plus longue et plus détaillée qui engendra ensuite, par le même processus, une nouvelle version en allemand.
Cette seconde édition en français a été traduite de l’allemand, puis collationnée avec les précédentes versions française et anglaise. On espère ainsi ne pas avoir privilégié ces enrichissements successifs aux dépens de la précision ou de la cohérence de l’argumentation.
On a par ailleurs fait suivre ce texte d’une annexe rédigée par Jean-Pierre Dupuy. Elle donne les résultats d’un calcul dont le principe est exposé clans ce livre, et qui porte sur ce que l’on a appelé la « vitesse généralisée » de l’automobiliste français.
- L’éditeur
CHAPITRE I
La crise de l’énergie
Aujourd’hui il est devenu inévitable de parler d’une crise de l’énergie qui nous menace. Cet euphémisme cache une contradiction et consacre une illusion. Il masque la contradiction inhérente au fait de vouloir atteindre à la fois un état social fondé sur l’équité et un niveau toujours plus élevé de croissance industrielle. Il consacre l’illusion que la machine peut absolument remplacer l’homme. Pour élucider cette contradiction et démasquer cette illusion, il faut reconsidérer la réalité que dissimulent les lamentations sur la crise : en fait, l’utilisation de hauts quanta d’énergie a des effets aussi destructeurs pour la structure sociale que pour le milieu physique. Un tel emploi de l’énergie viole la société et détruit la nature.
Les avocats de la crise de l’énergie défendent et répandent une singulière image de l’homme. D’après leur conception, l’homme doit se soumettre à une continuelle dépendance à l’égard d’esclaves producteurs d’énergie qu’il lui faut à grand-peine apprendre à dominer. Car, à moins d’employer des prisonniers pour ce faire, l’homme a besoin de moteurs auxiliaires pour exécuter la plus grande partie de son propre travail. Ainsi le bien-être d’une société devrait se mesurer au nombre de tels esclaves que chaque citoyen sait commander. Cette conviction est commune aux idéologies opposées qui sont en vogue à présent. Mais sa justesse est mise en doute par l’inéquité, les tourments et l’impuissance partout manifestes, dès lors que ces hordes voraces d’esclaves dépassent d’un certain degré le nombre des hommes. Les propagandistes de la crise de l’énergie soulignent le problème de la péurie de nourriture pour ces esclaves. Moi, je me demande si des hommes libres ont vraiment besoin de tels esclaves.
Les politiques de l’énergie qui seront appliquées dans les dix prochaines années décideront de la marge de liberté dont jouira une société en l’an 2000. Une politique de basse consommation d’énergie permet une grande variété de modes de vie et de cultures. La technique moderne peut être économe en matière d’énergie, elle laisse la porte ouverte à différentes options politiques. Si, au contraire, une société se prononce pour une forte consommation d’énergie, alors elle sera obligatoirement dominée dans sa structure par la technocratie et, sous l’étiquette capitaliste ou socialiste, cela deviendra pareillement intolérable.
Aujourd’hui encore, la plupart des sociétés — surtout celles qui sont pauvres — sont libres d’orienter leur politique de l’énergie dans l’une de ces trois directions : elles peuvent lier leur prospérité à une forte consommation d’énergie par tête, ou à un haut rendement de la transformation de l’énergie, ou encore à la moindre utilisation possible d’énergie mécanique. La première exigerait, au profit de l’industrie, une gestion serrée des approvisionnements en carburants rares et destructeurs. La seconde placerait au premier plan la réorganisation de l’industrie, dans un souci d’économie thermodynamique. Ces deux voies appellent aussi d’énormes dépenses publiques pour renforcer le contrôle social et réaliser une immense réorganisation de l’infrastructure. Toutes deux réitèrent l’intérêt de Hobbes, elles rationalisent l’institution d’un Léviathan appuyé sur les ordinateurs. Toutes deux sont à présent l’objet de vastes discussions. Car le dirigisme rigoureux, comme le métro-express à pilotage automatique, sont des ornements bourgeois qui permettent de substituer l’exploitation écologique par une exploitation sociale et psychologique.
Or la troisième possibilité, la plus neuve, est à peine considérée : on prend encore pour une utopie la conjonction d’une maîtrise optimale de la nature et d’une puissance mécanique limitée. Certes, on commence à accepter une limitation écologique du maximum d’énergie consommée par personne, en y voyant une condition de survie, mais on ne reconnaît pas dans le minimum d’énergie acceptable un fondement nécessaire à tout ordre social qui soit à la fois justifiable scientifiquement et juste politiquement. Plus que la soif de carburant, c’est l’abondance d’énergie qui mené a l’exploitation. Pour que les rapports sociaux soient placés sous le signe de l’équité, il faut qu’une société limite d’elle-même la consommation d’énergie de ses plus puissants citoyens. La première condition en est une technique économe en énergie, même si celle-ci ne peut garantir le règne de l’équité. De plus, cette troisième possibilité est la seule qui s’offre à toutes les nations : aujourd’hui, aucun pays ne manque de matières premières ou des connaissances nécessaires pour réaliser une telle politique en moins d’une génération. La démocratie de participation suppose une technique de faible consommation énergétique et, réciproquement, seule une volonté politique de décentralisation peut créer les conditions d’une technique rationnelle.
On néglige en général le fait que l’équité et l’énergie ne peuvent augmenter en harmonie l’une avec l’autre que jusqu’à un certain point. En deçà d’un seuil déterminé d’énergie par tête, les moteurs améliorent les conditions du progrès social. Au-delà de ce seuil, la consommation d’énergie augmente aux dépens de l’équité. Plus l’énergie abonde, plus le contrôle de cette énergie est mal réparti. Il ne s’agit pas ici d’une limitation de la capacité technique à mieux répartir ce contrôle de l’énergie, mais de limites inscrites dans les dimensions du corps humain, les rythmes sociaux et l’espace vital.
On croit souvent trouver un remède universel à ces maux dans l’hypothèse de carburants non polluants et disponibles en abondance, mais c’est là retourner au sophisme politique qui imagine pouvoir accorder, dans certaines conditions politiques, le règne d’une équité et d’une consommation d’énergie également illimitées. On confond bien-être et abondance énergétique, telle que l’énergie nucléaire la promet pour 1990. Si nous acceptons cette vue illusoire, alors nous tendrons à négliger toute limitation énergétique socialement motivée et à nous laisser aveugler par des considérations écologiques : nous accorderons à l’écologiste que l’emploi de forces d’origine non physiologique pollue l’environnement, et nous ne verrons pas qu’au-delà d’un certain seuil, les forces mécaniques corrompent le milieu social. Le seuil de la désintégration sociale due aux grandes quantités d’énergie est indépendant du seuil auquel la transformation de l’énergie se retourne en destruction physique. Ce seuil, exprimé en kwh ou en calories, est sans doute peu élevé. Le concept de quanta d’énergie socialement critique doit d’abord être élucidé en théorie avant qu’on puisse discuter la question politique de la consommation d’énergie à laquelle une société doit limiter ses membres.
Dans des travaux antérieurs, j’ai montré qu’au-delà d’une certaine valeur du PNB, les frais du contrôle social croissent plus vite que ledit PNB et deviennent l’activité institutionnelle qui détermine toute l’économie. La thérapie que dispensent éducateurs, psychiatres et travailleurs sociaux, doit venir s’ajouter aux programmes établis par les planificateurs, les gestionnaires et les directeurs de vente, et compléter l’action des services de renseignements, de l’armée et de la police. Mon analyse de l’industrie scolaire avait pour objet de le prouver dans un domaine restreint. Ici je voudrais avancer une raison de ce que plus d’énergie consommée demande plus de domination sur autrui. Je prétends qu'au-delà d’un niveau critique de consommation d’énergie par tête, dans toute société, le système politique et le contexte culturel doivent dépérir. Dès que le quantum critique d’énergie consommée par personne est dépassé, aux garanties légales qui protégeaient les initiatives individuelles concrètes on substitue une éducation qui sert les visées abstraites d’une technocratie. Ce quantum marque la limite où l’ordre légal et l’organisation politique doivent s’effondrer, où la structure technique des moyens de production fait violence à la structure sociale.
Même si on découvrait une source d’énergie propre et abondante, la consommation massive d’énergie aurait toujours sur le corps social le même effet que l’intoxication par une drogue physiquement inoffensive, mais psychiquement asservissante. Un peuple peut choisir entre la méthadone et une désintoxication volontaire dans la solitude, entre le maintien de l’intoxication et une victoire douloureuse sur le manque, mais nulle société ne peut s’appuyer là-dessus pour que ses membres sachent en même temps agir de façon autonome et dépendre d’une consommation énergétique toujours en hausse. A mon avis, dès que le rapport entre force mécanique et énergie métabolique dépasse un seuil fixe déterminable, le règne de la technocratie s’instaure. L’ordre de grandeur où ce seuil se place est largement indépendant du niveau technique atteint, pourtant dans les pays assez riches et très riches sa seule existence semble reléguée au point aveugle de l’imagination sociale.
Comme les États-Unis, le Mexique a dépassé ce seuil critique; dans les deux cas, tout input supplémentaire d’énergie ne fait qu'augmenter l’inégalité, l’inefficacité et l’impuissance. Bien que le revenu par habitant atteigne dans le premier pays 5 000 dollars et dans le second 500 dollars, les énormes intérêts investis dans l’infrastructure industrielle les poussent tous deux à accroître encore leur consommation d’énergie. Les idéologues américains ou mexicains donnent à leur insatisfaction le nom de crise de l’énergie, et les deux pays s’aveuglent pareillement sur le fait que ce n’est pas la pénurie de carburants, ni l’utilisation gaspilleuse, irrationnelle et nuisible à l’environnement de l’énergie disponible qui menacent la société, mais bien plutôt les efforts de l’industrie pour gaver la société de quanta d’énergie qui inévitablement dégradent, dépouillent et frustrent la plupart des gens. Un peuple peut être suralimenté par la surpuissance de ses outils tout aussi bien que par la survaleur calorique de sa nourriture, mais il s’avouera plus difficilement la sursaturation énergétique que la nécessité de changer de régime alimentaire.
La quantité d’énergie consommée par tête qui représente un seuil critique pour une société se place dans un ordre de grandeur que peu de nations, sauf la Chine de la révolution culturelle, ont pris en considération. Cet ordre de grandeur dépasse largement le nombre de kwh dont disposent déjà les quatre cinquièmes de l’humanité, et il reste très inférieur à l’énergie totale que commande le conducteur d’une petite voiture de tourisme. Ce chiffre apparaît, aux yeux du sur-consommateur comme a ceux du sous-consommateur, comme dépourvu de sens. Pour les anciens élèves de n’importe quel collège, prétendre limiter le niveau d’énergie revient à détruire l’un des fondements de leur conception du monde. Pour la majorité des Latino-Américains, atteindre ce même niveau d’énergie signifie accéder au monde du moteur. Les uns et les autres n’y parviennent que difficilement. Pour les primitifs, l’abolition de l’esclavage est subordonnée à l’introduction d’une technique moderne appropriée; pour les pays riches, le seul moyen d’éviter une exploitation encore plus dure consiste à reconnaître l’existence d’un seuil de consommation d’énergie, au-delà duquel la technique dictera ses exigences à la société. En matière biologique comme en matière sociale, on peut digérer un apport calorique tant qu’il reste dans la marge étroite qui sépare assez de trop.
La soi-disant crise de l’énergie est un concept politiquement ambigu. Déterminer la juste quantité d’énergie à employer et la façon adéquate de contrôler cette même énergie, c’est se placer à la croisée des chemins. A gauche, peut-être un déblocage et une reconstruction politique d’où naîtrait une économie post-industrielle fondée sur le travail personnel, une basse consommation d’énergie et la réalisation concrète de l’equité. A droite, le souci hystérique de nourrir la machine redouble l’escalade de la croissance solidaire de l’institution et du capital et n’offre pas d’autre avenir qu’une apocalypse hyper-industrielle. Choisir la première voie, c’est retenir le postulat suivant : quand la dépense d’énergie par tête dépasse un certain seuil critique, l’énergie échappe au contrôle politique. Que des planificateurs désireux de maintenir la production industrielle à son maximum promulguent une limitation écologique à la consommation d’énergie ne suffira pas à éviter l’effondrement social. Des pays riches comme les États-Unis, le Japon ou la France ne verront pas le jour de l’asphyxie sous leurs propres déchets, simplement parce qu’ils seront déjà morts dans un coma énergétique. A l’inverse, des pays comme l’Inde, la Birmanie ou, pour un temps encore, la Chine sont assez musclés pour savoir s’arrêter juste avant le collapsus. Ils pourraient dès à présent décider de maintenir leur consommation d’énergie au-dessous de ce seuil que les riches devront aussi respecter pour survivre.
Choisir un type d’économie consommant un minimum d’énergie demande aux pauvres de renoncer à leurs lointaines espérances et aux riches de reconnaître que la somme de leurs intérêts économiques n’est qu’une longue chaîne d’obligations. Tous devraient refuser cette image fatale de l’homme en esclavagiste qu’installe aujourd’hui la faim, entretenue par les idéologies, d’une quantité croissante d’énergie. Dans les pays où le développement industriel a fait naître l’abondance, la crainte de la crise de l’énergie suffit à augmenter les impôts bientôt nécessaires pour que des méthodes industrielles nouvelles, plus propres et davantage encore porteuses de mort remplacent celles qu’a rendues désuètes une surexpansion dépourvue d’efficacité. Aux leaders des peuples que ce même proces d’industrialisation a dépossédés, la crise de l’énergie sert d’alibi pour centraliser la production, la pollution et le pouvoir de contrôle, pour chercher, dans un sursaut désespéré, à égaler les pays mieux pourvus de moteurs. Maintenant les pays riches exportent leur crise et prêchent aux petits et aux pauvres le nouvel évangile du culte puritain de l’énergie. En semant dans le tiers monde la nouvelle thèse de l’industrialisation économe en énergie, on apporte plus de maux aux pauvres qu’on ne leur en enlève, on leur refile les produits coûteux d’usines déjà démodées. Dès qu’un pays pauvre accepte la doctrine que plus d’énergie bien gérée fournira toujours plus de biens à plus de gens, il est aspiré dans la course à l’esclavage par l’augmentation de la production industrielle. Quand les pauvres acceptent de moderniser leur pauvreté en devenant dépendants de l’énergie, ils renoncent définitivement à la possibilité d’une technique libératrice et d’une politique de participation : à leur place, ils acceptent un maximum de consommation énergétique et un maximum de contrôle social sous la forme de l’éducation moderne.
A la paralysie de la société moderne, on donne le nom de crise de l’énergie; on ne peut la vaincre en augmentant l’input d’énergie. Pour la résoudre, il faut d’abord écarter l’illusion que notre prospérité dépend du nombre d’esclaves fournisseurs d’énergie dont nous disposons. A cet effet, il faut déterminer le seuil au-delà duquel l’énergie corrompt, et unir toute la communauté dans un procès politique qui atteigne ce savoir et fonde sur lui une auto-limitation. Parce que ce genre de recherche va à l’opposé des travaux actuels des experts comme des institutions, je lui donne le nom de contre-recherche. Elle compte trois étapes. D’abord la nécessité de limiter la consommation d’énergie par tête doit être reconnue comme un impératif théorique et social. Ensuite il faut déterminer l’intervalle de variation où se situent ces grandeurs critiques. Enfin chaque société doit fixer le degré d’injustice, de destruction et d’endoctrinement que ses membres sont prêts à accepter pour le plaisir d’idolâtrer les machines puissantes et de se plier docilement aux injonctions des experts.
La nécessité de conduire une recherche politique sur la consommation d’énergie socialement optimale peut être illustrée sur l’exemple de la circulation. D’après Herendeen, les États-Unis dépensent 42 % de leur énergie totale pour les voitures : pour les fabriquer, les entretenir, chercher une place où les garer, faire un trajet ou entrer en collision. La plus large part de cette énergie est utilisée au transport des personnes. Dans cette seule intention, 250 millions d’Américains dépensent plus de carburant que n’en consomment, tous ensemble, les 1 300 millions de Chinois et d’Indiens. Presque toute cette énergie est brûlée en une immense danse d’imploration, pour se concilier les bienfaits de l’accélération mangeuse-de-temps. Les pays pauvres dépensent moins d’énergie par personne, mais au Mexique ou au Pérou on consacre à la circulation une plus grande part de l’énergie totale qu’aux États-Unis, et cela pour le seul profit d’une plus faible minorité de la population. Le volume de cette activité la rend commode et significative pour que soit démontrée, sur l’exemple du transport des personnes, l’existence de quanta d’énergie socialement critiques.
Dans la circulation, l’énergie dépensée pendant un certain temps se transforme en vitesse. Aussi le quantum critique prend ici la forme d’une limite de vitesse. Chaque fois que cette limite a été dépassée, on a vu s’établir le même processus de dégradation sociale sous l’effet de hauts quanta d’énergie. Au XIXe siècle, en Occident, dès qu’un moyen de transport public a pu franchir plus de 25 kilomètres à l’heure, il a fait augmenter les prix, le manque d’espace et de temps. Le transport motorisé s’est assuré le monopole des déplacements et il a figé la mobilité personnelle. Dans tous les pays occidentaux, durant les cinquante années qui ont suivi la construction du premier chemin de fer, la distance moyenne parcourue annuellement par un passager (quel que soit le mode de transport utilisé) a presque été multipliée par cent. Quand ils produisent plus d’une certaine proportion d’énergie, les transformateurs mécaniques de carburants minéraux interdisent aux hommes d’utiliser leur énergie métabolique et les transforment en consommateurs esclaves des moyens de transport. Cet effet de la vitesse sur l’autonomie de l’homme n’est affecté que marginalement par les caractéristiques techniques des véhicules à moteur ou par l’identité des personnes et des groupes qui détiennent la propriété légale des lignes aériennes, des autobus, des trains et des voitures. Une vitesse élevée est le facteur critique qui fait des transports un instrument d’exploitation sociale. Un véritable choix entre les systèmes politiques et l’établissement de rapports sociaux fondés sur une égale participation n’est possible que là où la vitesse est limitée. Instaurer une démocratie de participation, c’est retenir une technique économe en matière d’énergie. Entre des hommes libres, des rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite.
Je voudrais illustrer la question générale d’une consommation d’énergie ayant sa valeur sociale optimale avec l’exemple précis du transport. Encore ici me bornerai-je à traiter du transport des personnes, de leurs bagages et de tout ce qui est indispensable (carburants, matériaux, outils) à l’entretien des routes et des véhicules. J’omets volontairement ce qui concerne le transport des marchandises et celui des messages. Bien que le même schéma d’argumentation soit acceptable dans ces deux derniers cas, il faudrait donner à la démonstration détaillée un autre tour et je me réserve d’en traiter ultérieurement.
—————
par Ivan Illich, 1973
Ce texte a une histoire. Une première rédaction en français, établie avec l’aide de Luce Giard et de Vincent Bardet, parut dans le Monde en trois livraisons (mai 1973). Développée et remaniée, elle fut l’objet d’une première édition. Sur cette trame, complétée et enrichie de travaux conduits au Cidoc de Cuernavaca, fut établie une version anglaise plus longue et plus détaillée qui engendra ensuite, par le même processus, une nouvelle version en allemand.
Cette seconde édition en français a été traduite de l’allemand, puis collationnée avec les précédentes versions française et anglaise. On espère ainsi ne pas avoir privilégié ces enrichissements successifs aux dépens de la précision ou de la cohérence de l’argumentation.
On a par ailleurs fait suivre ce texte d’une annexe rédigée par Jean-Pierre Dupuy. Elle donne les résultats d’un calcul dont le principe est exposé clans ce livre, et qui porte sur ce que l’on a appelé la « vitesse généralisée » de l’automobiliste français.
- L’éditeur
CHAPITRE I
La crise de l’énergie
Aujourd’hui il est devenu inévitable de parler d’une crise de l’énergie qui nous menace. Cet euphémisme cache une contradiction et consacre une illusion. Il masque la contradiction inhérente au fait de vouloir atteindre à la fois un état social fondé sur l’équité et un niveau toujours plus élevé de croissance industrielle. Il consacre l’illusion que la machine peut absolument remplacer l’homme. Pour élucider cette contradiction et démasquer cette illusion, il faut reconsidérer la réalité que dissimulent les lamentations sur la crise : en fait, l’utilisation de hauts quanta d’énergie a des effets aussi destructeurs pour la structure sociale que pour le milieu physique. Un tel emploi de l’énergie viole la société et détruit la nature.
Les avocats de la crise de l’énergie défendent et répandent une singulière image de l’homme. D’après leur conception, l’homme doit se soumettre à une continuelle dépendance à l’égard d’esclaves producteurs d’énergie qu’il lui faut à grand-peine apprendre à dominer. Car, à moins d’employer des prisonniers pour ce faire, l’homme a besoin de moteurs auxiliaires pour exécuter la plus grande partie de son propre travail. Ainsi le bien-être d’une société devrait se mesurer au nombre de tels esclaves que chaque citoyen sait commander. Cette conviction est commune aux idéologies opposées qui sont en vogue à présent. Mais sa justesse est mise en doute par l’inéquité, les tourments et l’impuissance partout manifestes, dès lors que ces hordes voraces d’esclaves dépassent d’un certain degré le nombre des hommes. Les propagandistes de la crise de l’énergie soulignent le problème de la péurie de nourriture pour ces esclaves. Moi, je me demande si des hommes libres ont vraiment besoin de tels esclaves.
Les politiques de l’énergie qui seront appliquées dans les dix prochaines années décideront de la marge de liberté dont jouira une société en l’an 2000. Une politique de basse consommation d’énergie permet une grande variété de modes de vie et de cultures. La technique moderne peut être économe en matière d’énergie, elle laisse la porte ouverte à différentes options politiques. Si, au contraire, une société se prononce pour une forte consommation d’énergie, alors elle sera obligatoirement dominée dans sa structure par la technocratie et, sous l’étiquette capitaliste ou socialiste, cela deviendra pareillement intolérable.
Aujourd’hui encore, la plupart des sociétés — surtout celles qui sont pauvres — sont libres d’orienter leur politique de l’énergie dans l’une de ces trois directions : elles peuvent lier leur prospérité à une forte consommation d’énergie par tête, ou à un haut rendement de la transformation de l’énergie, ou encore à la moindre utilisation possible d’énergie mécanique. La première exigerait, au profit de l’industrie, une gestion serrée des approvisionnements en carburants rares et destructeurs. La seconde placerait au premier plan la réorganisation de l’industrie, dans un souci d’économie thermodynamique. Ces deux voies appellent aussi d’énormes dépenses publiques pour renforcer le contrôle social et réaliser une immense réorganisation de l’infrastructure. Toutes deux réitèrent l’intérêt de Hobbes, elles rationalisent l’institution d’un Léviathan appuyé sur les ordinateurs. Toutes deux sont à présent l’objet de vastes discussions. Car le dirigisme rigoureux, comme le métro-express à pilotage automatique, sont des ornements bourgeois qui permettent de substituer l’exploitation écologique par une exploitation sociale et psychologique.
Or la troisième possibilité, la plus neuve, est à peine considérée : on prend encore pour une utopie la conjonction d’une maîtrise optimale de la nature et d’une puissance mécanique limitée. Certes, on commence à accepter une limitation écologique du maximum d’énergie consommée par personne, en y voyant une condition de survie, mais on ne reconnaît pas dans le minimum d’énergie acceptable un fondement nécessaire à tout ordre social qui soit à la fois justifiable scientifiquement et juste politiquement. Plus que la soif de carburant, c’est l’abondance d’énergie qui mené a l’exploitation. Pour que les rapports sociaux soient placés sous le signe de l’équité, il faut qu’une société limite d’elle-même la consommation d’énergie de ses plus puissants citoyens. La première condition en est une technique économe en énergie, même si celle-ci ne peut garantir le règne de l’équité. De plus, cette troisième possibilité est la seule qui s’offre à toutes les nations : aujourd’hui, aucun pays ne manque de matières premières ou des connaissances nécessaires pour réaliser une telle politique en moins d’une génération. La démocratie de participation suppose une technique de faible consommation énergétique et, réciproquement, seule une volonté politique de décentralisation peut créer les conditions d’une technique rationnelle.
On néglige en général le fait que l’équité et l’énergie ne peuvent augmenter en harmonie l’une avec l’autre que jusqu’à un certain point. En deçà d’un seuil déterminé d’énergie par tête, les moteurs améliorent les conditions du progrès social. Au-delà de ce seuil, la consommation d’énergie augmente aux dépens de l’équité. Plus l’énergie abonde, plus le contrôle de cette énergie est mal réparti. Il ne s’agit pas ici d’une limitation de la capacité technique à mieux répartir ce contrôle de l’énergie, mais de limites inscrites dans les dimensions du corps humain, les rythmes sociaux et l’espace vital.
On croit souvent trouver un remède universel à ces maux dans l’hypothèse de carburants non polluants et disponibles en abondance, mais c’est là retourner au sophisme politique qui imagine pouvoir accorder, dans certaines conditions politiques, le règne d’une équité et d’une consommation d’énergie également illimitées. On confond bien-être et abondance énergétique, telle que l’énergie nucléaire la promet pour 1990. Si nous acceptons cette vue illusoire, alors nous tendrons à négliger toute limitation énergétique socialement motivée et à nous laisser aveugler par des considérations écologiques : nous accorderons à l’écologiste que l’emploi de forces d’origine non physiologique pollue l’environnement, et nous ne verrons pas qu’au-delà d’un certain seuil, les forces mécaniques corrompent le milieu social. Le seuil de la désintégration sociale due aux grandes quantités d’énergie est indépendant du seuil auquel la transformation de l’énergie se retourne en destruction physique. Ce seuil, exprimé en kwh ou en calories, est sans doute peu élevé. Le concept de quanta d’énergie socialement critique doit d’abord être élucidé en théorie avant qu’on puisse discuter la question politique de la consommation d’énergie à laquelle une société doit limiter ses membres.
Dans des travaux antérieurs, j’ai montré qu’au-delà d’une certaine valeur du PNB, les frais du contrôle social croissent plus vite que ledit PNB et deviennent l’activité institutionnelle qui détermine toute l’économie. La thérapie que dispensent éducateurs, psychiatres et travailleurs sociaux, doit venir s’ajouter aux programmes établis par les planificateurs, les gestionnaires et les directeurs de vente, et compléter l’action des services de renseignements, de l’armée et de la police. Mon analyse de l’industrie scolaire avait pour objet de le prouver dans un domaine restreint. Ici je voudrais avancer une raison de ce que plus d’énergie consommée demande plus de domination sur autrui. Je prétends qu'au-delà d’un niveau critique de consommation d’énergie par tête, dans toute société, le système politique et le contexte culturel doivent dépérir. Dès que le quantum critique d’énergie consommée par personne est dépassé, aux garanties légales qui protégeaient les initiatives individuelles concrètes on substitue une éducation qui sert les visées abstraites d’une technocratie. Ce quantum marque la limite où l’ordre légal et l’organisation politique doivent s’effondrer, où la structure technique des moyens de production fait violence à la structure sociale.
Même si on découvrait une source d’énergie propre et abondante, la consommation massive d’énergie aurait toujours sur le corps social le même effet que l’intoxication par une drogue physiquement inoffensive, mais psychiquement asservissante. Un peuple peut choisir entre la méthadone et une désintoxication volontaire dans la solitude, entre le maintien de l’intoxication et une victoire douloureuse sur le manque, mais nulle société ne peut s’appuyer là-dessus pour que ses membres sachent en même temps agir de façon autonome et dépendre d’une consommation énergétique toujours en hausse. A mon avis, dès que le rapport entre force mécanique et énergie métabolique dépasse un seuil fixe déterminable, le règne de la technocratie s’instaure. L’ordre de grandeur où ce seuil se place est largement indépendant du niveau technique atteint, pourtant dans les pays assez riches et très riches sa seule existence semble reléguée au point aveugle de l’imagination sociale.
Comme les États-Unis, le Mexique a dépassé ce seuil critique; dans les deux cas, tout input supplémentaire d’énergie ne fait qu'augmenter l’inégalité, l’inefficacité et l’impuissance. Bien que le revenu par habitant atteigne dans le premier pays 5 000 dollars et dans le second 500 dollars, les énormes intérêts investis dans l’infrastructure industrielle les poussent tous deux à accroître encore leur consommation d’énergie. Les idéologues américains ou mexicains donnent à leur insatisfaction le nom de crise de l’énergie, et les deux pays s’aveuglent pareillement sur le fait que ce n’est pas la pénurie de carburants, ni l’utilisation gaspilleuse, irrationnelle et nuisible à l’environnement de l’énergie disponible qui menacent la société, mais bien plutôt les efforts de l’industrie pour gaver la société de quanta d’énergie qui inévitablement dégradent, dépouillent et frustrent la plupart des gens. Un peuple peut être suralimenté par la surpuissance de ses outils tout aussi bien que par la survaleur calorique de sa nourriture, mais il s’avouera plus difficilement la sursaturation énergétique que la nécessité de changer de régime alimentaire.
La quantité d’énergie consommée par tête qui représente un seuil critique pour une société se place dans un ordre de grandeur que peu de nations, sauf la Chine de la révolution culturelle, ont pris en considération. Cet ordre de grandeur dépasse largement le nombre de kwh dont disposent déjà les quatre cinquièmes de l’humanité, et il reste très inférieur à l’énergie totale que commande le conducteur d’une petite voiture de tourisme. Ce chiffre apparaît, aux yeux du sur-consommateur comme a ceux du sous-consommateur, comme dépourvu de sens. Pour les anciens élèves de n’importe quel collège, prétendre limiter le niveau d’énergie revient à détruire l’un des fondements de leur conception du monde. Pour la majorité des Latino-Américains, atteindre ce même niveau d’énergie signifie accéder au monde du moteur. Les uns et les autres n’y parviennent que difficilement. Pour les primitifs, l’abolition de l’esclavage est subordonnée à l’introduction d’une technique moderne appropriée; pour les pays riches, le seul moyen d’éviter une exploitation encore plus dure consiste à reconnaître l’existence d’un seuil de consommation d’énergie, au-delà duquel la technique dictera ses exigences à la société. En matière biologique comme en matière sociale, on peut digérer un apport calorique tant qu’il reste dans la marge étroite qui sépare assez de trop.
La soi-disant crise de l’énergie est un concept politiquement ambigu. Déterminer la juste quantité d’énergie à employer et la façon adéquate de contrôler cette même énergie, c’est se placer à la croisée des chemins. A gauche, peut-être un déblocage et une reconstruction politique d’où naîtrait une économie post-industrielle fondée sur le travail personnel, une basse consommation d’énergie et la réalisation concrète de l’equité. A droite, le souci hystérique de nourrir la machine redouble l’escalade de la croissance solidaire de l’institution et du capital et n’offre pas d’autre avenir qu’une apocalypse hyper-industrielle. Choisir la première voie, c’est retenir le postulat suivant : quand la dépense d’énergie par tête dépasse un certain seuil critique, l’énergie échappe au contrôle politique. Que des planificateurs désireux de maintenir la production industrielle à son maximum promulguent une limitation écologique à la consommation d’énergie ne suffira pas à éviter l’effondrement social. Des pays riches comme les États-Unis, le Japon ou la France ne verront pas le jour de l’asphyxie sous leurs propres déchets, simplement parce qu’ils seront déjà morts dans un coma énergétique. A l’inverse, des pays comme l’Inde, la Birmanie ou, pour un temps encore, la Chine sont assez musclés pour savoir s’arrêter juste avant le collapsus. Ils pourraient dès à présent décider de maintenir leur consommation d’énergie au-dessous de ce seuil que les riches devront aussi respecter pour survivre.
Choisir un type d’économie consommant un minimum d’énergie demande aux pauvres de renoncer à leurs lointaines espérances et aux riches de reconnaître que la somme de leurs intérêts économiques n’est qu’une longue chaîne d’obligations. Tous devraient refuser cette image fatale de l’homme en esclavagiste qu’installe aujourd’hui la faim, entretenue par les idéologies, d’une quantité croissante d’énergie. Dans les pays où le développement industriel a fait naître l’abondance, la crainte de la crise de l’énergie suffit à augmenter les impôts bientôt nécessaires pour que des méthodes industrielles nouvelles, plus propres et davantage encore porteuses de mort remplacent celles qu’a rendues désuètes une surexpansion dépourvue d’efficacité. Aux leaders des peuples que ce même proces d’industrialisation a dépossédés, la crise de l’énergie sert d’alibi pour centraliser la production, la pollution et le pouvoir de contrôle, pour chercher, dans un sursaut désespéré, à égaler les pays mieux pourvus de moteurs. Maintenant les pays riches exportent leur crise et prêchent aux petits et aux pauvres le nouvel évangile du culte puritain de l’énergie. En semant dans le tiers monde la nouvelle thèse de l’industrialisation économe en énergie, on apporte plus de maux aux pauvres qu’on ne leur en enlève, on leur refile les produits coûteux d’usines déjà démodées. Dès qu’un pays pauvre accepte la doctrine que plus d’énergie bien gérée fournira toujours plus de biens à plus de gens, il est aspiré dans la course à l’esclavage par l’augmentation de la production industrielle. Quand les pauvres acceptent de moderniser leur pauvreté en devenant dépendants de l’énergie, ils renoncent définitivement à la possibilité d’une technique libératrice et d’une politique de participation : à leur place, ils acceptent un maximum de consommation énergétique et un maximum de contrôle social sous la forme de l’éducation moderne.
A la paralysie de la société moderne, on donne le nom de crise de l’énergie; on ne peut la vaincre en augmentant l’input d’énergie. Pour la résoudre, il faut d’abord écarter l’illusion que notre prospérité dépend du nombre d’esclaves fournisseurs d’énergie dont nous disposons. A cet effet, il faut déterminer le seuil au-delà duquel l’énergie corrompt, et unir toute la communauté dans un procès politique qui atteigne ce savoir et fonde sur lui une auto-limitation. Parce que ce genre de recherche va à l’opposé des travaux actuels des experts comme des institutions, je lui donne le nom de contre-recherche. Elle compte trois étapes. D’abord la nécessité de limiter la consommation d’énergie par tête doit être reconnue comme un impératif théorique et social. Ensuite il faut déterminer l’intervalle de variation où se situent ces grandeurs critiques. Enfin chaque société doit fixer le degré d’injustice, de destruction et d’endoctrinement que ses membres sont prêts à accepter pour le plaisir d’idolâtrer les machines puissantes et de se plier docilement aux injonctions des experts.
La nécessité de conduire une recherche politique sur la consommation d’énergie socialement optimale peut être illustrée sur l’exemple de la circulation. D’après Herendeen, les États-Unis dépensent 42 % de leur énergie totale pour les voitures : pour les fabriquer, les entretenir, chercher une place où les garer, faire un trajet ou entrer en collision. La plus large part de cette énergie est utilisée au transport des personnes. Dans cette seule intention, 250 millions d’Américains dépensent plus de carburant que n’en consomment, tous ensemble, les 1 300 millions de Chinois et d’Indiens. Presque toute cette énergie est brûlée en une immense danse d’imploration, pour se concilier les bienfaits de l’accélération mangeuse-de-temps. Les pays pauvres dépensent moins d’énergie par personne, mais au Mexique ou au Pérou on consacre à la circulation une plus grande part de l’énergie totale qu’aux États-Unis, et cela pour le seul profit d’une plus faible minorité de la population. Le volume de cette activité la rend commode et significative pour que soit démontrée, sur l’exemple du transport des personnes, l’existence de quanta d’énergie socialement critiques.
Dans la circulation, l’énergie dépensée pendant un certain temps se transforme en vitesse. Aussi le quantum critique prend ici la forme d’une limite de vitesse. Chaque fois que cette limite a été dépassée, on a vu s’établir le même processus de dégradation sociale sous l’effet de hauts quanta d’énergie. Au XIXe siècle, en Occident, dès qu’un moyen de transport public a pu franchir plus de 25 kilomètres à l’heure, il a fait augmenter les prix, le manque d’espace et de temps. Le transport motorisé s’est assuré le monopole des déplacements et il a figé la mobilité personnelle. Dans tous les pays occidentaux, durant les cinquante années qui ont suivi la construction du premier chemin de fer, la distance moyenne parcourue annuellement par un passager (quel que soit le mode de transport utilisé) a presque été multipliée par cent. Quand ils produisent plus d’une certaine proportion d’énergie, les transformateurs mécaniques de carburants minéraux interdisent aux hommes d’utiliser leur énergie métabolique et les transforment en consommateurs esclaves des moyens de transport. Cet effet de la vitesse sur l’autonomie de l’homme n’est affecté que marginalement par les caractéristiques techniques des véhicules à moteur ou par l’identité des personnes et des groupes qui détiennent la propriété légale des lignes aériennes, des autobus, des trains et des voitures. Une vitesse élevée est le facteur critique qui fait des transports un instrument d’exploitation sociale. Un véritable choix entre les systèmes politiques et l’établissement de rapports sociaux fondés sur une égale participation n’est possible que là où la vitesse est limitée. Instaurer une démocratie de participation, c’est retenir une technique économe en matière d’énergie. Entre des hommes libres, des rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite.
Je voudrais illustrer la question générale d’une consommation d’énergie ayant sa valeur sociale optimale avec l’exemple précis du transport. Encore ici me bornerai-je à traiter du transport des personnes, de leurs bagages et de tout ce qui est indispensable (carburants, matériaux, outils) à l’entretien des routes et des véhicules. J’omets volontairement ce qui concerne le transport des marchandises et celui des messages. Bien que le même schéma d’argumentation soit acceptable dans ces deux derniers cas, il faudrait donner à la démonstration détaillée un autre tour et je me réserve d’en traiter ultérieurement.
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