dimanche 17 janvier 2010

Ivan Illitch
Énergie et équité
Chapitre 7

Ivan Illitch est mort en 2002, le 2 décembre. Je vous propose de reprendre le lien offert gracieusement par World Car Free et de vous offrir chaque dimanche matin un chapitre de son livre phare. English and Deutsche versions will follow.
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Par Ivan Illitch

CHAPITRE VII
Le seuil insaisissable

Une vitesse de transport optimale paraît arbitraire ou autoritaire à l’usager, tandis qu’au muletier elle semble aussi rapide que le vol de l’aigle. Quatre ou six fois la vitesse d’un homme à pied, c’est un seuil trop bas pour être pris en considération par l’usager, trop élevé pour représenter une limite possible pour les deux tiers de l’humanité qui se déplacent encore par leurs propres moyens.

Ceux qui planifient le logement, le transport ou l’éducation des autres appartiennent tous à la classe des usagers. Leur revendication de pouvoir découle de la valeur que leurs employeurs, publics ou privés, attribuent à l’accélération. Sociologues et ingénieurs savent composer sur ordinateurs un modèle de la circulation à Calcutta ou à Santiago et implanter des voies pour aérotrains d’après leur conception abstraite d’un bon réseau de transport. Leur foi dans l’efficacité de la puissance les aveugle sur l’efficacité supérieure du renoncement à son utilisation. En augmentant la charge énergétique, ils ne font qu’amplifier des problèmes qu’ils sont incapables de résoudre. Il ne leur vient pas à l’esprit de renoncer à la vitesse et de choisir un ralentissement général et une diminution de la circulation pour dénouer l’imbroglio du transport. Ils ne songent pas à améliorer leurs programmes en interdisant de dépasser en ville la vitesse du vélo. Un préjugé mécaniste les empêche d’optimiser les deux composantes de la circulation dans le même modèle de simulation. L’expert en développement qui, dans sa Land-Rover, s’apitoie sur le paysan qui conduit ses cochons au marché, refuse ainsi de reconnaître les avantages relatifs de la marche. Il a tendance à oublier qu’ainsi, ce paysan dispense dix hommes de son village d’aller au marché et de perdre leur temps sur les chemins, alors que l’expert et tous les membres de sa famille doivent, chacun pour son compte, toujours courir les routes. Pour un tel homme, porté à concevoir la mobilité humaine en termes de progrès indéfini, il ne saurait y avoir de taux de circulation optimal, mais seulement une unanimité passagère à un stade donné de développement technique. L’enragé du développement et son homologue africain, atteint par contagion, ignorent l’efficacité optimale d’une technique « pauvre ». Sans doute pour eux la limitation de la consommation d’énergie sert à protéger l’environnement, une technique « simple » apaisera provisoirement les pauvres, et une vitesse limitée permettra à plus de voitures de rouler sur moins de routes. Mais l’auto-limitation pour protéger un moyen de la perte de sa propre fin, cela reste extérieur à leurs considérations.

La plupart des Mexicains, sans parler des Indiens et des Africains, sont dans une toute autre situation. Le seuil critique de vitesse se situe bien au-delà de ce qu’ils connaissent ou exigent, à quelques exceptions près. Ils appartiennent encore à la catégorie des hommes qui se déplacent par eux-mêmes. Plusieurs d’entre eux gardent le souvenir d’une aventure motorisée, mais la plupart n’ont jamais franchi le seuil critique de vitesse. Dans deux États mexicains caractéristiques, le Guerrero et le Chiapas, en 1970, moins de 1 % de la population avait parcouru au moins une fois plus de 15 kilomètres en une heure. Les véhicules où ces gens s’entassent parfois rendent le voyage plus facile, mais guère plus rapide qu’à bicyclette. L’autocar de troisième classe ne sépare pas le fermier de ses cochons et il les transporte tous ensemble au marché, sans leur faire perdre de poids. Ce premier contact avec le « confort » motorisé ne rend pas esclave de la vitesse destructrice.

L’ordre de grandeur où situer la limite critique de vitesse est trop bas pour être pris au sérieux par l’usager et trop élevé pour concerner le paysan. Ce chiffre est si évident qu’il en devient invisible. Toutes les études sur la circulation s’occupent seulement de servir l’avenir de l’industrie du transport. Aussi l’idée d’adopter cet ordre de grandeur pour limiter la vitesse rencontre-t-elle une résistance obstinée. L’instaurer, ce serait priver de sa drogue l’homme industrialisé, intoxiqué par de fortes doses d’énergie, et interdire aux gens sobres de goûter un jour cette ivresse inconnue.

Vouloir susciter sur ce point une contre-recherche ne constitue pas seulement un scandale, mais aussi une menace. La frugalité menace l’expert, censé savoir pourquoi le banlieusard doit prendre son train à 8hl5 et à 8h4l et pourquoi il convient d’employer tel ou tel mélange de carburants. Que par un processus politique on puisse déterminer un ordre de grandeur naturel, impossible à éluder et ayant valeur de limite, cette idée reste étrangère à l’échelle de valeurs et au monde de vérités de l’usager. Chez lui, le respect des spécialistes qu’il ne connaît même pas se transforme en aveugle soumission. Si l’on pouvait trouver une solution politique aux problèmes créés par les experts de la circulation, alors on pourrait appliquer le même traitement aux problèmes d’éducation, de santé ou d’urbanisme. Si des profanes, participant activement à une procédure politique, pouvaient déterminer l’ordre de grandeur d’une vitesse optimale de circulation, alors les fondations sur lesquelles repose la charpente des sociétés industrielles seraient ébranlées. La recherche que je propose est subversive. Elle remet en question l’accord général sur la nécessité de développer le transport et la fausse opposition politique entre tenants du transport public et partisans du transport privé.

Révision 2009 : http://bikeforpeace.com

3 commentaires:

Anonyme a dit…

La vitesse... il y a chez les thérapeutes de tout poil de plus en plus de jeunes enfants qui pleurent avec ces mots en bouche "cela va trop vite, je grandis trop vite, le temps va trop vite et dedans j'ai de la peur et je freine"... la vitesse...

Mek a dit…

Stie. Ouais. On en souffre tous. Et toutes.

Mek a dit…

Merci, mon cher Rwa !